Le choc des infos est parfois éclairant. Deux informations tombées à quelques heures d'intervalle en ce mois de juin ont ainsi souligné les dérives qui sabotent les fondements de notre société. D'un côté, la réalité de salaires aussi intersidéraux qu'indûment perçus par des spéculateurs. De l'autre, le rêve d'une partie de la population qui voit dans le revenu de base inconditionnel la solution à ses difficultés.
Plus d'un milliard et demi de dollars, voilà le salaire annuel des « leaders» les mieux payés au monde. Ils sont à la tête des fonds d'investissements américains Citadel et Renaissance Technologies. Selon le magazine spécialisé Alpha, à l'origine de ce classement, le gain moyen des dirigeants de fonds d'investissements américains a été de 275 millions de dollars en 2015. Le niveau le plus bas de leur rémunération en cinq ans. Les pauvres : un salaire annuel moyen à neuf chiffres ! A ce taux-là, spéculer ne rapportera presque plus rien.
Les rémunérations à sept ou huit chiffres versés aux dirigeants de multinationales productrices de biens ou de services paraissent en comparaison ridicules. Sans parler des salaires des chefs des entreprises publiques suisses. Les uns ont cependant provoqué l'acceptation de l'initiative Minder, les autres un débat, qui n'est pas terminé, lors de la toute récente campagne sur le service public. Tout en étant clairement opposé à un égalitarisme à tout crin, il y a des excès qui n'ont plus rien à voir avec le paiement légitime du risque et des responsabilités.
Quand la télévision suisse romande demande au président du Conseil d'administration des CFF, Ulrich Gygi, s'il vaut plus qu'un conseiller fédéral, il ne trouve rien de mieux à bafouiller, sur le ton le plus sérieux et prétentieux qui soit, que des entreprises comme La Poste ou les CFF sont difficiles à gérer et qu'elles sont à la vue de tout le monde, du peuple, des médias. Comme si les conseillers fédéraux n'étaient pas, eux aussi, exposés en permanence à l'opinion, soumis à des pressions de tous côtés, y compris sur le plan international. Comme si « l'entreprise suisse » qui pèse quelque huit millions d‘habitants était plus facile à gérer. Bien sûr, notre pays se porte bien en comparaison mondiale, mais les difficultés sont loin d'être mineures : les relations avec l'Europe, le franc fort, le flux des réfugiés, le drame de dizaines de milliers de chômeurs ou de nombreux paysans, sans compter d'autres «bagatelles »… comme le trou dans la caisse de pension des CFF, propriété à 100% de la Confédération.
Ces « patrons », qui se prennent pour la cuisse de Jupiter alors qu'ils n'en sont même pas le doigt de pied, oublient que l'entreprise qui leur est confiée n'est pas la leur, qu'elle est le fruit du travail de leurs collaborateurs et du capital de leurs actionnaires, en l'occurrence le peuple suisse. Un peu plus de modestie dans l'appréciation de leur valeur personnelle, en termes de savoir-faire et de savoir-être, serait bienvenue.
L'autre information troublante se cache dans les détails du résultat de la votation fédérale sur le revenu de base inconditionnel. Certes, le résultat global est limpide. 76.9% des votants ont dit non à cette initiative qui se voulait innovante, ludique, généreuse, et j'en passe. Plusieurs quartiers de Genève ou de Zurich l'ont pourtant majoritairement acceptée et 4 votants sur 10 lui ont dit oui dans la ville de Berne. Une partie de la population a donc vu dans cette initiative une solution possible à ses problèmes, dont il n'est pas question de nier l'existence. Au-delà des personnes à la recherche d'un emploi, il y a toutes celles et tous ceux qui en ont un, mais qui se débattent avec les fins de mois, sans voir le bout du tunnel malgré leurs efforts. La société ne doit ni les ignorer ni les laisser tomber. Mais vouloir fournir à chacun, comme le rêvait Karl Marx, de quoi subvenir à ses besoins, voilà bien le nouvel opium du peuple.
Ce qui est vrai, c'est que le poids des prestations sociales devient de plus en plus lourd. Il pèse sur les budgets publics, dont il représente une part croissante : plus du tiers du budget de la Confédération aujourd'hui. Il appauvrit l'Etat et réduit ses capacités d'investissement dans la formation et les infrastructures. Il pénalise les actifs, en particulier les classes moyennes, dont le pouvoir d'achat tend à diminuer. Ce qu'il faut, c'est réduire, non pas les prestations du filet social, mais le nombre des habitants qui doivent en bénéficier. Et pour cela il n'y a qu'une solution possible : assurer la croissance, créer des emplois productifs, respecter le travail à tous les niveaux de l'économie et de l'entreprise. Ce n'est pas en payant des salaires de dingue à des « leaders » atteints de folie des grandeurs ou en organisant des Nuits debout et des Jours couchés qu'on y parviendra.
Le revenu sans fondement, qu'on le pratique ou qu'on en rêve aux deux extrémités de l'échelle des rémunérations, est une grave erreur. Elle ruine les valeurs qui ont fait jusqu'à aujourd'hui le succès de la société occidentale, dont la compétitivité est chaque jour davantage en danger, surtout en Europe. Elle porte atteinte à la cohésion sociale sans laquelle il n'y a pas de prospérité durable. Elle donne le sentiment que tout est facile, même les activités de haut vol, ou gratuit, même ce qui est cher. Prendre ce chemin, c'est assurer notre déclin.
Olivier Feller
Conseiller national PLR Vaud
Article publié dans Le Temps du 20 juin 2016