La Chine, guide suprême mondial ? Jusqu'à présent, les dirigeants chinois camouflaient autant que possible leur ambition de parvenir au leadership mondial derrière de simples préoccupations de développement économique. La couverture de façade demeure. De Lima à Davos, le président chinois et secrétaire général du parti communiste, Xi Jinping, s'est fait ces derniers mois le chantre du libre-échange dont son pays sait si bien moduler les règles en fonction de ses intérêts. A commencer dans le domaine de l'échange des idées, comme Apple vient encore de l'apprendre à ses dépens.
Mais derrière les sourires - qui peuvent aussi se changer en colères, Berne en sait quelque chose -, l'ambition politique a, en fait, de plus en plus de peine à se faire discrète. Après les investissements stratégiques massifs à l'étranger (matières premières, infrastructures, technologies) et la croissance exceptionnelle de son budget militaire (pour quel libre-échange ?), la Chine se déclare aujourd'hui prête à « guider » l'ordre mondial. Paroles de Xi Jinping à Pékin, devant la Commission nationale pour la sécurité en février 2017, juste après Davos.
L'Europe serait-elle en train de se réveiller ? Cet été, le gouvernement allemand a adopté un décret qui lui permet de bloquer l'acquisition d'une entreprise stratégique par un groupe n'appartenant pas à l'Union européenne. Cette décision est une conséquence directe de la prise de contrôle par le chinois Midea du fabricant de robots industriels Kuka, à la pointe des recherches dans ce domaine. Dépourvu de moyen légal d'intervention, Berlin n'avait pas pu s'y opposer. La France d'Emmanuel Macron souhaite que l'Union européenne elle-même se dote d'un instrument de ce type. Et Paris n'a pas hésité à nationaliser provisoirement les chantiers navals de St-Nazaire, qui jouent un rôle majeur pour sa marine nucléaire, afin d'empêcher le groupe italien Fincantieri d'en prendre le contrôle majoritaire. Comme si l'Italie n'était pas un pays ami et, qui plus est, membre fondateur de l'Union européenne si chère au cœur du nouveau président français. Les Etats-Unis eux-mêmes n'ont pas attendu Donald Trump pour se donner les moyens de bloquer toute acquisition d'une entreprise par un acteur étranger au nom des intérêts nationaux.
En Suisse, en revanche, on en reste à une vision assez angélique des investissements chinois. Sur le plan des principes, on estime que ce n'est pas à l'Etat fédéral d'intervenir. Du coup, et ce n'est pas le moindre paradoxe, c'est un Etat étranger qui intervient à sa place, par le biais d'entreprises étatiques (dépendantes du régime) qui peuvent tranquillement faire leur marché sur notre territoire. Sur le plan pratique, on estime qu'il n'y a pas péril en la demeure aussi longtemps que les emplois sont maintenus dans notre pays. Cela suffirait à éviter le transfert de savoir-faire. Comme ce n'est pas ce que pensent d'autres pays bien plus puissants que la petite Suisse, c'est sans doute que nous sommes plus intelligents ou plus…crédules.
Me serais-je converti au protectionnisme ? Pas du tout. Je suis bien libéral en matière de droits de la personne, d'esprit d'entreprise, de commerce et d'échanges. Mais être libéral, ce n'est pas nécessairement être ultra-libéral, encore moins naïf-libéral.
La preuve que notre posture actuelle ne résiste guère à l'analyse tient presque dans un fait divers. En 1976, le bâtiment de l'hôtel Bellevue Palace, cet établissement de luxe situé à un jet de pierre du Palais fédéral, a été acquis par la Banque nationale suisse, qui l'a ensuite offert à la Confédération en 1994. Une dizaine d'années plus tard, la Confédération a également racheté une parcelle dont l'hôtel Bellevue Palace était propriétaire. Coût de l'opération: 22.7 millions de francs. Pas tout à fait rien. Mais le plus intéressant réside dans le motif de ce rachat. Dans le communiqué officiel publié le 23 décembre 2005, on peut en effet lire que « cette transaction permet à la Confédération de conserver la maîtrise de cet emplacement d'importance stratégique ». Importance stratégique ? A notre connaissance, il n'y avait pourtant aucun risque de voir ce terrain s'envoler vers l'étranger, ni de voir disparaître des emplois ou un quelconque savoir-faire.
Cet achat veut simplement dire que l'Etat peut - et doit - intervenir pour rester maître d'enjeux stratégiques. Et qu'il y a sans doute des objets tout aussi stratégiques, sinon plus, que des hôtels et des terrains, même situés sous les fenêtres de la salle de séance du Conseil fédéral.
Olivier Feller
Conseiller national PLR Vaud
Article publié dans Le Temps du 29 août 2017