La Suisse s’est retrouvée avec une quarantaine de petits pays sur la liste grise des paradis fiscaux à l’issue du sommet du G20. Tout le monde sait que certaines puissances qui méritaient tout autant d’y figurer, comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou la Chine, ont comme par hasard échappé à ce verdict. Mais il y a mieux encore. Il est juste, pensent certains, de s’en prendre à la Suisse et consorts parce que leur système nuit aux autres nations en favorisant l’évasion fiscale. Cet argument n’est pourtant guère recevable quand un pays - les Etats-Unis - vit massivement à crédit sur le dos de tous les autres. Démonstration.
Les Etats-Unis sont devenus depuis des décennies une gigantesque machine à dettes. Sur le fond, c’est bien ce dysfonctionnement de toute la société américaine qui est la cause réelle du tremblement de terre actuel, de la plus grande crise économique mondiale depuis 1929.
Aux USA, tout le monde a pris l’habitude de vivre au-dessus de ses moyens. Les ménages, d’abord. Les Américains jonglent en moyenne avec quatre cartes de crédit, qui leur ouvrent des capacités d’emprunt pouvant aller jusqu’à plusieurs dizaines de milliers de dollars. Beaucoup s’en servent pour s’offrir un train de vie sans rapport avec leurs revenus, de la voiture aux vacances, en passant par les gadgets de l’american way of life. Le phénomène n’est pas nouveau mais il a explosé ces dernières années. De 1995 à 2008, les crédits accordés aux ménages américains ont triplé. Ils sont passés de moins de 5’000 milliards de dollars à 14’000 milliards de dollars.
Les entreprises, ensuite. Dans tous les secteurs, elles ont largement financé par l’emprunt la fièvre des fusions-acquisitions. Pour faire du chiffre, les banques ont en outre lâché sur le marché de vrais carnassiers du crédit, capables d’accorder des prêts à des clients de moins en moins solvables, aux "ninja", comme on les appelle là-bas. "Ninja" pour no-income, no-job, no-asset, autrement dit: sans revenu, sans travail, sans patrimoine. Résultat? Selon les plus récentes estimations du FMI, les Etats-Unis représentent à eux seuls plus des trois quarts des 4’000 milliards de dollars d’avoirs toxiques des banques et des assurances recensés à travers le monde.
L’Etat, enfin. Depuis l’intervention en Afghanistan et surtout la guerre en Irak, le déficit budgétaire des Etats-Unis a atteint des profondeurs abyssales: 438 milliards de dollars en 2008. Et la facture devrait encore se creuser avec l’effet des plans de relance.
Tous ces déséquilibres se traduisent par un déficit commercial hors du commun. En 2008, la valeur des importations américaines a dépassé de 677 milliards de dollars celle des exportations, et 40% de ce déficit sont liés aux seuls échanges avec la Chine.
Avec tous ces chiffres plus affolants les uns que les autres, les Etats-Unis auraient fait banqueroute depuis longtemps si le système monétaire international ne reposait pas sur le dollar. Sans cet artifice qui fait du billet vert la monnaie de référence dans tous les domaines, pour les banques centrales, le marché du pétrole et des matières premières, le commerce mondial, les Etats-Unis ne pourraient pas se vautrer dans les dettes et les déficits faramineux.
Il y a bien longtemps, en 1965, le général de Gaulle avait déjà fustigé ce privilège exorbitant qui permet aux Etats-Unis de s’endetter gratuitement vis-à-vis de l’étranger. A l’époque, on avait pris le président français pour une vieille lune. Aujourd’hui c’est la Chine qui remet en cause le monopole du dollar. La proposition qu’elle a faite d’une nouvelle monnaie de réserve mondiale a provoqué une vive réaction de Barack Obama. Le président des Etats-Unis n’a pas hésité à rejeter l’idée chinoise en des termes énergiques. "Le dollar est extraordinairement fort en ce moment, a-t-il dit, parce que les investisseurs considèrent que les Etats-Unis ont l’économie la plus forte du monde, avec le système politique le plus stable du monde."
Le FMI, dont le rôle vient d’être renforcé lors du sommet de Londres, a réagi de manière moins impériale. Son directeur général adjoint, John Lipsky, trouve que l’idée chinoise est une "proposition sérieuse", même s’il ne s’agit pas d’une question urgente aux yeux de ceux qui l’ont mise sur la table. Car la Chine a le temps. Avec les liquidités accumulées par la plus grande usine du monde, Pékin a la possibilité de faire pression à tout moment sur le dollar et de se servir de cet atout dans ses relations avec Washington. En attendant, la Chine continue de faire son marché à travers le monde. Depuis le début de l’année, elle a encore amplifié ses achats un peu partout à l’étranger. Ces opérations lui ont permis de s’assurer des ressources stratégiques (pétrole, minerais, etc.) nécessaires à sa croissance. Un jour peut-être, le réveil, déjà brutal ces derniers mois, sera plus violent encore au paradis de la vie à crédit.
Olivier Feller
Député radical au Grand Conseil vaudois
Publié dans Le Temps du mercredi 15 avril 2009