Qu'est-ce qu'un patient? Rien, semble-t-il, quand il s'agit de discuter de l'avenir de la médecine de pointe en Suisse. Voilà en effet que les responsables de la santé de notre pays - c'est du moins ainsi qu'ils se désignent - envisagent de concentrer à Berne toutes les transplantations cardiaques. C'est un comité de dix conseillers d'Etat qui planche sur ce projet, sous l’égide de la Conférence suisse des directrices et directeurs cantonaux de la santé. La décision devrait tomber dans les prochaines semaines, voire dans le courant de l'été.
Face au tollé soulevé par ce projet, aussi bien à Zurich qu'en Suisse romande, la première réaction des responsables a été d'essayer de calmer le jeu. Rien n'est décidé, ont-ils dit, il faut nous laisser le temps de travailler. Cela signifie que le projet est bien à l'étude, sinon on l'aurait démenti, et qu'il était bien temps de réagir avant qu'il ne soit trop tard.
La deuxième réaction a consisté à se retrancher derrière des avis inspirés. Interrogé sur la question, par exemple, le conseiller d'Etat vaudois Pierre-Yves Maillard a répondu: "J'écoute les experts. Ils me disent que les risques pour les patients sont plus élevés lorsque le nombre de cas effectués est faible."
Les experts? Dans les médias, il y en a au moins deux, et non des moindres, le professeur Ludwig Von Segesser, à Lausanne, et le professeur Philippe Morel, à Genève, qui ont condamné ce projet de centralisation. On dira qu'ils prêchent pour leur paroisse. Mais pour qui, pour quoi prêchent les autres? Selon le président de la commission scientifique chargée de faire des recommandations aux cantons, il est moins question de faire des économies que d'améliorer la qualité des soins. Comprenez, il y a une trentaine de transplantations cardiaques par an dans notre pays, réparties entre Lausanne, Berne et Zurich. Si les trente étaient concentrées sur un seul site, les compétences de ce centre en sortiraient renforcées.
Cet argument tient plus de l'incantation que de la réalité. A notre connaissance, les centres de transplantation étrangers qui font plus d'une dizaine de greffes par an n'obtiennent pas de meilleurs résultats que les centres suisses. On voit mal de surcroît pourquoi la centralisation serait valable pour les greffes du cœur si on ne l'applique pas aussi aux greffes du poumon, qui ne sont guère plus nombreuses: 39 en tout dans l'ensemble de la Suisse en 2009. Mais nous aimerions surtout savoir qui se préoccupe de l'avis des patients dans cette affaire. Car il ne suffit pas de prétendre se préoccuper du bien des patients pour que leur bonheur et leur état de santé en soient améliorés.
Un exemple. Il existe aujourd'hui deux centres spécialisés dans la prise en charge des grands brûlés, l'un à Lausanne, l'autre à Zurich. Dans les années 90 déjà, l'idée avait germé chez de grands esprits de tout centraliser à Zurich. On y a finalement renoncé. On s'est aperçu, à temps, que le traitement d'un grand brûlé est particulièrement long et pénible et qu'il ne fallait pas éloigner encore plus le patient de ses proches et de son milieu, notamment linguistique.
Or les patients qui subissent une transplantation cardiaque doivent eux aussi rester de nombreuses semaines à l'hôpital. Quel patient romand, déjà sérieusement handicapé par les conséquences d'une grave maladie cardio-vasculaire, a envie de se retrouver, pour une longue durée, dans un environnement culturel et linguistique qui n'est pas le sien?
La Suisse romande a d'autant moins de raisons d'accepter ce projet qu'elle est pour une fois en avance. Les Hôpitaux universitaires de Genève et le CHUV ont montré l'exemple en se répartissant de nombreux domaines de la médecine de pointe, à commencer par les transplantations d'organes. A Lausanne, les greffes du cœur et du poumon; à Genève, celles du foie et du pancréas, les greffes du rein, plus fréquentes, continuant de se pratiquer sur les deux sites. Cette répartition est appliquée depuis plusieurs années déjà.
L'intérêt des patients et le développement équilibré du pays commandent que la répartition de la médecine de pointe se fasse, non pas à l'échelon fédéral, mais à l'intérieur des deux régions linguistiques qui disposent des équipements adéquats. C'est-à-dire entre les hôpitaux universitaires de Lausanne et Genève d'une part, entre ceux de Berne, Bâle et Zurich d'autre part. Dans le domaine des soins, toutes les spécialités doivent rester présentes en Suisse romande comme en Suisse allemande. C'est ce principe premier qui doit guider les choix avant toute autre considération.
Olivier Feller
Député radical au Grand Conseil vaudois
Article publié dans Le Temps du 5 mai 2010