Sur le problème de l’asile, nous sommes portés par nos passions plus que par la raison. Nous cherchons dans notre expérience quotidienne, souvent abusivement généralisée, de quoi fonder nos préjugés. L’un insiste sur le coût de l’entretien des requérants et la criminalité qui accompagne le flux migratoire, l’autre sur l’égalité foncière de tous les hommes et sur les bienfaits du multiculturalisme. L’un évoque telle rue lausannoise, où, dès huit heures du soir, chaque encoignure de porte abrite un dealer attendant sa clientèle d’adolescents. L’autre dénonce l’expulsion d’une famille honnête et travailleuse, dont les enfants scolarisés parlent déjà le français avec un solide accent vaudois. On lance de part et d’autre des initiatives ou des référendums à répétition pour contraindre l’administration fédérale à aller dans le sens qui nous convient. Ces opérations multiplient sans résultats les passions individuelles par cent et mille.
Pour bien juger de la chose, il faut prendre une certaine distance. Il faut aussi considérer ce flux intarissable de requérants comme un phénomène en soi et pas seulement comme une multitude de cas particuliers. Il convient d’examiner ses effets sur la Confédération telle qu’elle existe, avec ses capacités économiques, certes, mais aussi sa fragilité psychologique et culturelle actuelle et l’abaissement de notre capacité d’accueil qui en résulte. Cela nous permettrait de moduler le flux d’immigrants d’une façon réaliste.
La loi sur l’asile ne le permet pas. Selon ses dispositions, le requérant individuel a le droit absolu d’obtenir l’asile s’il répond aux exigences de la loi suisse. Il dit: «je demande l’asile» et cela suffit pour déclencher la procédure. Si la décision est négative, il peut recourir. Une fois épuisées les voies de recours, il peut encore être mis au bénéfice de la convention internationale de non-refoulement qui interdit aux Etats signataires (dont la Suisse) de renvoyer un requérant dans un pays où sa vie, sa liberté ou son intégrité corporelle sont menacées. Il est mille fois plus facile pour un individu d’entrer en Suisse que pour la Suisse de l’en faire sortir.
L’article 55 de la loi sur l’asile relatif aux «situations d’exception» pourrait faire illusion, qui permet à l’Etat de prendre des mesures extraordinaires si la situation internationale se dégrade ou si l’afflux de requérants est «inhabituel». Mais les mesures autorisées restent dans le cadre du système. Elles consistent principalement à durcir les conditions d’octroi de l’asile et à réduire la durée du séjour. Pas question de recourir à un système de quotas annuels, par exemple, ou de boucler temporairement les frontières, ou de suspendre l’application de la convention de non-refoulement.
Ainsi donc, l’intérêt de la Confédération, qui devrait être constamment présent dans l’esprit des autorités et de leurs administrations, ne peut se manifester que dans des circonstances exceptionnelles et sous forme de mesures dérisoirement insuffisantes. En matière d’asile, les Etats ont perdu leur souveraineté. Même en temps de crise grave, le droit subjectif à l’asile de tous les habitants du monde leur est imposé.
Jusque dans les années 70, le droit d’asile n’était pas un droit subjectif. C’était le droit de chaque Etat d’héberger ou non qui lui plaisait, et sans se justifier. Le droit juridique à l’asile n’existait pas. Cela ne nous empêcha pas de faire preuve d’humanité en recueillant soit des individus, Lénine ou l’anarchiste Bakounine, par exemple, soit des groupes importants comme, en 1956, quinze mille des Hongrois qui fuyaient la répression communiste.
La maîtrise de notre politique d’asile passe par la suppression du droit subjectif à l’asile. Mais les pressions internationales en faveur de ce droit sont pour l’heure trop fortes pour que la Suisse telle qu’elle est, et telle qu’elle est gouvernée, puisse s’y soustraire. Tant que cela durera, notre pays sera condamné à conduire sa politique au toucher, et donc à voir s’aggraver les passions des deux côtés.
Olivier Feller, député
(article publié dans la rubrique «L’invité» de 24 heures du 27 août 2003)