Dix millions d'habitants? Au taux d'augmentation actuelle de la population, c'est un scénario possible pour la Suisse dans les années 2040. Un scénario possible n'est certes pas une certitude. Beaucoup de choses peuvent changer d'ici à 2040 et même avant. Rappelons-nous qu'en 1996 - est-ce si loin? - un rapport de l'Etat-major de prospective de l'administration fédérale pouvait écrire sans crainte du ridicule: "En Suisse l'accroissement démographique ne soutiendra plus la croissance économique, désormais."
Sans insulter l'avenir, on peut constater que l'évolution actuelle, a fortiori si elle devait se poursuivre, présente deux facettes majeures. Elle constitue un avantage qui ne doit en aucun cas être oublié: elle participe à la prospérité de la Suisse et compense le déclin et le vieillissement de la population résidante. A l'inverse, elle pose de nombreux défis à notre pays: défi financier, défi social, défi psychologique.
Défi financier au travers des investissements nécessaires pour adapter - déjà à la situation actuelle - l'ensemble de nos infrastructures: logements, transports (rail et routes), ressources énergétiques… Ce dernier point est d'autant plus délicat qu'il s'agit de diminuer la consommation d'énergie et de remplacer les énergies fossiles et le nucléaire alors que la population et les besoins augmentent.
Défi social, au travers de l'intégration des nouveaux habitants, dans la mesure où l'augmentation de la population est liée pour une très large part aux flux migratoires. Même si les revendications exprimées, du PS à l'UDC, prennent des formes différentes: renforcement des mesures d'accompagnement pour les uns, frein à l'immigration pour les autres, tout le monde sait bien que ce thème-là est sensible au sein de l'opinion. Pas seulement en Suisse d'ailleurs, mais dans la plupart des pays européens.
Défi psychologique, enfin, lié au simple impact du nombre. Avec l'augmentation de la population, l'habitat et les infrastructures de toutes sortes tendent à manger l'espace disponible. Naissent alors des mouvements pour protéger le paysage et le mitage du territoire qui se sont concrétisés récemment par l'adoption en votation populaire de l'initiative Weber sur les résidences secondaires et de la nouvelle loi sur l'aménagement du territoire. L'enthousiasme de la majorité des votants et la satisfaction des autorités pourraient cependant connaître des lendemains qui déchantent. Pour stopper le mitage du territoire, il n'y a pas de miracle: il faut densifier les zones constructibles. Or les populations locales, même celles qui votent massivement pour la protection du paysage, sont rarement d'accord quand on veut densifier devant leur porte. Recours et référendum pleuvent, face auxquels les communes et les cantons ont bien de la peine à faire progresser leurs projets.
Tout cela débouche sur un défi politique. Les exécutifs doivent faire face à des problèmes de plus en plus nombreux et de plus en plus difficiles à résoudre en raison de la complexité des dossiers et des contradictions inhérentes à notre société.
Dans ce contexte, on est tenté de multiplier les niveaux de décision. Aux trois niveaux de notre système politique: Confédération, cantons, communes, on a ajouté les concordats intercantonaux, les accords intercommunaux et les projets d'agglomération. Comme le poids des villes a augmenté - la ville de Zurich est aujourd'hui le sixième canton suisse en termes de population - on cherche à leur donner un statut particulier avec des compétences propres. Cette multiplication des instances de décision est une erreur. Il faut au contraire simplifier ce qui existe, dans toute la mesure du possible, et renforcer le contrôle démocratique sur les concordats intercantonaux, qui échappent aujourd'hui dans une large mesure aux règles institutionnelles ordinaires.
Car la solution à ces défis ne se trouve pas dans les querelles de territoires et la mise en place de complications administratives mais dans une relation nouvelle avec la population. Gouverner aujourd'hui, c'est d'abord savoir écouter. C'est ensuite informer en connaissance de cause, non avec des slogans, mais avec des faits, des preuves, et de manière moderne. Un peu comme l'avait fait l'ancien vice-président américain Al Gore avec ses conférences sur la planète. En adaptant bien sûr l'idée à notre échelle et aux problèmes de la Suisse. C'est enfin faire participer les populations locales à l'élaboration des décisions - avant qu'elles ne soient prises et qu'on cherche à les vendre comme des lessives qui lavent plus blanc.
Olivier Feller, conseiller national
Article publié dans L’Agefi le mercredi 28 août 2013