Actualités  |  Vendredi 16 février 2024

La société dans le tourbillon des émotions

Le monde de l’entreprise qui se veut rationnel n’en vit pas moins dans un monde émotionnel lié à l’esprit du temps. Un exemple. Le cabinet von Runstedt a récolté le témoignage de plus de 1900 cadres d’entreprises dans notre pays en 2023. Conclusion parmi d’autres: «L’exigence des candidats augmentent, mais pas leur productivité (…). Les collaborateurs veulent de meilleures conditions de travail, ou davantage de temps partiel, mais ils ne sont pas prêts à offrir davantage. Pour les entreprises, le problème est que la productivité baisse, notamment le vendredi, qui devient un jour tranquille. Les gens ne veulent plus travailler au même rythme qu’avant la pandémie, le coronavirus a quasiment changé la donne.» Il semblerait que l’esprit du temps soit moins à l’effort qu’au confort. La conséquence, c’est que les entreprises prennent du retard, notamment en matière de transformation digitale.   

Plus largement, en quelques jours, fin janvier-début février, on a pu lire les dépêches suivantes: «Perspectives sombres pour l’industrie suisse.» «Le commerce extérieur a marqué le pas et les chiffres d’affaires du commerce de détail ont reculé en 2023.» «Les PME suisses voient leurs carnets de commande s’effondrer.»

Les réseaux de l’instantané 

L’emprise émotionnelle est également visible tous les jours avec l’impact des réseaux sociaux. Le fait d’échanger immédiatement ses réactions – sur des faits qui ne sont pas toujours vérifiés – avec un grand nombre de personnes, qu’on ne connaît le plus souvent même pas, ne fait que répandre partout la fièvre et l’ébullition.           

Le phénomène n’a fait que s’amplifier depuis le constat établi par le journaliste Claude Monnier, il y a trente ans déjà: «La douche d’information permanente à laquelle nous sommes soumis nous incite aujourd’hui aux subjectivismes intenses, aux émotions collectives violentes, aux retournements d’opinion soudains, aux attendrissements de masse, aux générosités brutales, aux lynchages et autres coups de sang à grande échelle. Nous sommes en train de perdre la maîtrise de notre vie collective.»

Le climat de fin du monde

Cette description ne serait pas complète sans évoquer les sombres perspectives qui nous sont rappelées chaque jour par les climatologues et les catastrophes naturelles qui s’enchaînent: inondations, sécheresses, incendies, disparition des glaciers, glissements de terrain, menacent désormais villages, récoltes, ressources en eau potable.    

Cela crée pour certains une atmosphère de fin du monde, qui les pousse, c’est selon, à se réfugier dans le déni ou l’égoïsme, à se projeter dans un monde virtuel, ou à se lancer dans une révolte qui les délie, en raison de l’urgence qu’ils perçoivent, de respecter la loi.

Nous avons pris l’habitude qu’on nous projette en 2035, en 2050…, sans qu’il nous soit vraiment facile d’intégrer ces échéances lointaines. C’est donc avec un brin d’ironie que je vous signale qu’au début de ce siècle, Horace Brock, économiste et conseiller de grandes entreprises comme de la CIA, considérait que l’économie européenne serait devenue quantité négligeable en 2050!

Les mauvaises nouvelles d’abord

«Les mauvaises nouvelles d’abord», disait Bill Gates, le fondateur de Microsoft à ses collaborateurs. Au fond, c’est ce que je viens de faire, même si cette devise heurte a priori le bon sens. Car nous savons bien que les bonnes nouvelles sont essentielles à la motivation. C’est bien pourquoi il est difficile au sein d’une société, dans un pays, dans une entreprise, une administration, d’accepter de voir les problèmes, de les nommer, de les analyser pour leur trouver ensemble une solution.

Dans un livre publié l’année dernière, Pour un catastrophisme éclairé, le philosophe Jean-Pierre Dupuy explique que pour nous en sortir, le calcul de probabilité des risques qui nous menacent ne sert à rien, qu’il est contreproductif. Pour surmonter nos défis actuels, dit-il, il faut considérer le futur menaçant comme certain, pour que notre action empêche le futur catastrophique de se concrétiser. En d’autres termes, assez paradoxal, j’en conviens, il faut prédire l’avenir pour qu’il ne se réalise pas.

Encore faut-il que notre pays trouve les ressources, grâce à une prise de conscience démocratique – ce qu’il a jusqu’à présent toujours réussi à faire – d’affronter… les faits.

Olivier Feller
Conseiller national PLR Vaud

Article publié dans Le Temps le 16 février 2024