Les progrès des sciences et techniques médicales conduisent certains à considérer l’être humain comme une mécanique: quand un élément est mal en point, on le répare si on peut, ou alors on le coupe. On le remplace si c’est vraiment utile et si le patient en a les moyens. Cette médecine technique et sectorielle illustre parfaitement la problématique cartésienne qui décortique les problèmes pour les résoudre morceau par morceau. Elle néglige deux éléments capitaux. Le premier est que l’homme forme un tout. L’affection la plus localisée le lèse en tant que tout. Le second élément est que chaque individu est unique. Son âge, son histoire personnelle, son passé médical, sa vitalité, sa situation professionnelle, ses relations d’affaires ou familiales, ses allergies, ses soucis de tout genre, tout cela le distingue des autres malades souffrant de la même affection. Ces deux caractéristiques, l’unité et l’unicité, imposent au médecin de prescrire un traitement individualisé, tenant compte de la personne tout entière de son patient, et pas seulement de la partie atteinte par l’affection: soigner le malade plutôt que la maladie. C’est ce qu’on appelle la «médecine de la personne», selon la formule et le livre fameux du docteur Tournier.
La médecine de la personne repose sur une relation durable de confiance entre le médecin et le malade. Cette relation n’est imaginable que si le patient a le droit de choisir en toute liberté le médecin qui lui convient. Ce n’est pas seulement une question de compétences. Il faut aussi que «le courant passe». C’est nanti de cette confiance que le médecin personnel choisira à son tour les spécialistes auxquels son patient devra peut-être recourir.
Le principe du libre choix de son médecin est aujourd’hui contesté en Suisse. Le projet de deuxième révision de la Loi sur l’assurance maladie prévoit ce qu’on appelle, en termes juridiques, la «suppression de l’obligation de contracter». En clair, les assurances ne seront plus contraintes de passer contrat avec tous les médecins ni, par conséquent, de rembourser leurs notes d’honoraires. La liberté de choix est donc restreinte d’autant, sauf pour les personnes fortunées. Le but de cette suppression, partielle il est vrai, du moins pour le moment, est d’introduire de la concurrence entre les médecins. C’est un aspect du syndrome néo-libéral. Mais les néo-libéraux ne sont pas les seuls à contester le libre choix du médecin. La gauche ne le défend pas davantage, y subodorant comme un relent de privilège. L’initiative sur les coûts de la santé annoncée de l’UDC, hésitante entre libéralisme et tradition, prévoit également la suppression.
Nous considérons que cet abandon est une régression inacceptable. On en revient au mécanisme du XIXe siècle: la médecine de la personne cède peu à peu le pas à une médecine anonyme déterminée par des considérations financières et administratives. Nous savons bien que le problème des coûts de la santé est aigu. Les progrès techniques, l’augmentation de la durée de vie, la croissance de nos exigences, notre fragilité grandissante, notre peur de la mort ne peuvent que l’aggraver encore. Le dos au mur, les pouvoirs publics seront tentés de prendre toutes sortes de mesures plus ou moins discutables et plus ou moins efficaces: franchises obligatoires, participations plus élevées, diminution du nombre des médicaments remboursés, obligation de prescrire des génériques, fermeture d’hôpitaux périphériques (notion éminemment extensive, selon qu’on considère le réseau hospitalier sous l’angle cantonal, fédéral ou européen!).
Examiner les avantages et les inconvénients de chacune de ces mesures outrepasse le cadre de cet éditorial. Mais il nous semble que, dans tous les cas, l’atteinte la plus grave qu’on puisse porter à la médecine serait de s’en prendre à ce qui est le cœur même de l’acte médical: la relation humaine de confiance librement choisie par deux personnes dont l’une souffre et l’autre soigne.
Olivier Feller, député
(article publié dans la rubrique «L’invité» de 24 heures du 29 septembre 2003)