Huit cent mille adultes vivant en Suisse sont incapables de lire et de comprendre un texte simple. Et quatre cent mille ne peuvent pas parler la langue du lieu où ils vivent. L’information parue cet été n’est pas signée par une officine de grincheux. Ce sont les chiffres fournis par l’Office fédéral de la statistique. Même en les prenant pour un ordre de grandeur, ils mettent en évidence une situation aussi mal acceptée qu’inquiétante.
Mal acceptée parce qu’elle vient contredire le sempiternel refrain sur la qualité, pardon, sur l’excellence de la formation helvétique, tellement rabâché qu’il est devenu comme un dogme. Si cette excellence reste heureusement d’actualité dans le domaine de la formation professionnelle et dans de nombreux secteurs de nos hautes écoles, la réalité est moins radieuse du côté de la scolarité obligatoire
La situation est même très inquiétante. L’enquête internationale Pisa réalisée en 2003 a montré que la Suisse ne se plaçait qu’au 13e rang des pays de l’OCDE pour les performances des élèves en lecture. Chaque année, une proportion importante des jeunes achèvent leur scolarité obligatoire sans avoir les bases qui leur permettront de se développer et de vivre normalement dans notre société. Car la lecture est la base de l’accès à la culture et à la formation ultérieure, même sur internet, même si l’on remplace les livres par Google et l’encyclopédie Wikipédia.
Les lacunes de notre système scolaire sont une aberration humaine et économique. Elles représentent autant un frein à l’intégration des étrangers qu’une entrave à la croissance dans une société fondée sur la connaissance. On dépense beaucoup pour produire des chômeurs en puissance, des adultes mal intégrés, mal dans leur peau. Comme l’expliquent tous ceux qui essaient de se sortir de l’illettrisme, le fait de ne savoir ni lire, ni écrire correctement, c’est connaître la honte, être coupé du monde dans lequel on vit, ne pas pouvoir s’exprimer, se défendre, être piégé par la moindre difficulté.
Que faut-il faire? On n’obtiendra rien sans effort. Isabelle Chassot, la toute nouvelle présidente de la Conférence des directeurs cantonaux de l’instruction publique, a calculé qu’au cours de sa scolarité un jeune Fribourgeois va à l’école 700 heures de plus par exemple qu’un Genevois. Or ce sont les Fribourgeois qui ont obtenu les meilleurs résultats de toute la Suisse romande lors de l’enquête Pisa. Est-ce vraiment un hasard?
Au lieu de multiplier les dérives pédagogiques coûteuses qui épuisent les enseignants et de jaser sur la dernière réforme des programmes, il convient d’organiser l’école en fonction d’objectifs simples - y aurait-il un problème à rappeler que lire, écrire, et compter correctement constituent la première des priorités de l’enseignement? - et d’évaluer le système scolaire, non sur ses intentions, mais sur ses résultats.
Il faut aussi que cesse ce mépris de la culture de base volontiers affiché par une certaine élite. N’a-t-on pas vu Milena Moser, romancière suisse à succès, répondre récemment au quotidien Le Temps, qui lui demandait, en fin d’interview, de citer une réplique de Molière: «To be or not to be». Si ce n’est pas de l’ignorance crasse, cela se veut sans doute de l’humour ultra chic. Vous n’imaginez quand même pas qu’une écrivaine branchée perde son temps avec les classiques.
Olivier Feller
Député au Grand Conseil
Article publié dans 24 Heures du 28 septembre 2006