Les multinationales étrangères installées entre Genève et Lausanne se sont-elles donné le mot? Après quelques autres, voilà le groupe pharmaceutique Shire qui veut s'en aller. Trois ans après avoir emménagé dans le Parc de Bonne Terre, à Eysins, et une année seulement après y avoir inauguré, en septembre 2012, le siège de son quartier général.
Pourquoi, et pourquoi si vite? Pas pour des raisons fiscales, dit Shire, nous sommes très bien traités à ce niveau dans le canton de Vaud. En août dernier, en annonçant son départ pour les premiers mois de 2014, Yahoo! avait, elle aussi, démenti que son départ était fondé sur des considérations fiscales. Il est pourtant difficile de croire qu'on quitte la Suisse pour Londres ou Dublin, et Vaud pour Zoug, sans songer à l'impôt.
Alors que se passe-t-il? Toute multinationale dispose d'un service, plus ou moins étoffé, chargé de comparer les charges fiscales d'une région à l'autre sur le plan mondial. Les responsables de ces services se connaissent tous et fondent leurs analyses sur des études menées par de grands groupes de consulting. Ces multinationales se parlent aussi, ne serait-ce qu'au sein du Groupement des entreprises multinationales, le GEM, qui regroupe plus de 80 sociétés représentant quelque 30'000 emplois sur l'arc lémanique. Elles discutent, ce qui est bien normal, de leurs intérêts, de leur apport économique dans notre région, de leur image.
Il se pourrait donc bien qu'elles se soient, plus ou moins consciemment, donné le mot: les départs annoncés ne devront pas être justifiés par des motifs fiscaux. Pour éviter de nuire à leur image auprès de l'opinion, et pour ne pas donner l'impression de cracher dans la soupe, suffisamment bonne il y a quelques mois ou quelques années pour expliquer leur installation chez nous.
Mais il y a autre chose. Jusqu'ici la Suisse avait un atout en or: la stabilité. Un atout qui s'amenuise sous les pressions de l'étranger et l'impact de nos propres débats intérieurs.
Dans le domaine fiscal, on connaît les querelles entre cantons à propos du dumping fiscal et de la péréquation financière de même que les rudes pressions étrangères, en particulier de l'Union européenne, pour nous faire renoncer aux régimes spéciaux cantonaux proposés à certaines catégories d’entreprises. Cette question sera d’ailleurs au cœur de la consultation qui sera lancée tout prochainement par le Conseil fédéral concernant la troisième réforme de l’imposition des entreprises.
Sur le plan politique, les initiatives qui se multiplient pour réglementer, au-delà du nécessaire, la vie des entreprises (l'initiative 1:12 ou l'initiative pour un salaire minimal, par exemple) contribuent à brouiller notre image, à nous rendre en tout cas beaucoup plus imprévisibles qu'auparavant.
Ces réflexions ne doivent pas nous empêcher d'écouter les autres motifs invoqués par les entreprises qui nous quittent. Shire en avance deux. La région lémanique est bien dotée, dit-elle, en petites entreprises et start-up dans le domaine des sciences de la vie, mais elle n'est pas la plus dynamique pour les moyennes et les grandes entreprises du secteur. Le rapport KPMG 2013 sur l'implantation en Suisse de sociétés spécialisées dans les sciences de la vie semble lui donner raison. On en compte 92 de toutes tailles entre Vaud et Genève, mais 207 entre Zurich et Zoug, soit plus du double. L'idée de Novartis de quitter Prangins, même si elle a été abandonnée, le départ de Merck Serono, à Genève, montrent d'ailleurs que Shire n'est pas un phénomène isolé. Cela ne veut pas dire que ce qui a été fait pour promouvoir l'arc lémanique comme région phare dans ce domaine n'a servi à rien, cela signifie qu'il faut redoubler d'efforts pour maintenir l’objectif.
Deuxième motif avancé par Shire: la proximité, plus à l'Est, de l'aéroport de Zurich. Cet argument justifie les investissements aujourd'hui consentis sur l'arc lémanique pour améliorer nos infrastructures de transports, et devrait nous inciter à renforcer les liaisons directes de l'aéroport de Genève avec l'Amérique et l'Asie.
Globalement, il n'y a aucune raison de céder à l'angoisse ou à une quelconque déprime. Mais il faut cesser de croire que nous sommes insubmersibles au vu de nos performances actuelles en comparaison internationale. "L'arc lémanique a une capacité de résilience hallucinante", vient encore de déclarer le conseiller d'Etat genevois Pierre-François Unger. Ce genre d'optimisme a pour effet d'endormir notre attention alors que notre prospérité dépend d'un combat permanent. De compétitivité et d'innovation de la part des entreprises et d'amélioration des conditions-cadre de la part de l'Etat. Aujourd'hui certains signaux d'alerte doivent être entendus.
Olivier Feller
Conseiller national PLR Vaud
Article publié dans Le Temps du 19 novembre 2013